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Manuelé, le petit guide et le grand frère

Écrit par Francois Desombre

1977, San Salvador de Bahia de Todos Os Santos, dite "Bahia". J'ai vingt ans. À droite, un sac en toile contenant un short, un T-shirt, une brosse à dent, un couteau, le Guide du Routard, mes papiers et billets, à gauche une mallette contenant un Nikon FE avec trois objectifs et des rouleaux d'Ektachrome. Des jambes, des pieds (assez poussiéreux d'ailleurs), c'est tout. Un coup en bus, un coup en bateau, un coup à pied, le globe déroule comme un tapis sous mes pas, un sentiment de liberté totale au travers de cette immensité : le Brésil.

Lever tôtif avec le bruit de la ville, dans un “dormitòrio” pour voyageurs. Je rejoins en bas un couple suisse, et nous prenons au bar un "cafezinho" brûlant et minuscule dans sa tasse en inox. Ils prévoient de visiter le quartier du Pelourinho, de rencontrer des capoéristes qui s’entraînent dehors et moi, de mon côté, j'aimerais aller voir et photographier l'intérieur des célèbres églises bahianaises de quartier dont la décoration, hyper chargée, est représentée dans tous les livres sur le pays.

Je me fraie un chemin dans le couloir entre deux jolies australiennes avec leurs sacs au dos et je quitte la pension. D’un pas tranquille, je parcours l'avenue Joanna Angelina bordée de maisons aux couleurs vives délavées, de style colonial avec des balcons arabo-andalous, évidemment festonnés de linge. Clic-clac. Des dizaines de fils électriques apparents suivent les façades ou croisent la rue dans tous les sens. Il y pend des paires de chaussures accrochées par leur lacet que les jeunes s’amusent à percher là-haut… Clic-clac. Des enfants poussent du pied un ballon sur le trottoir. Clic-clac. Une femme noire en large robe blanche du 19ème siècle, sous son fichu de dentelle, vend des beignets de poisson frits dans l'huile. Elle les prépare sur place, dans sa roulotte, et ça sent bon. Clic-clac. Assis derrière une table pliante, un autre revend des cigarettes, des lames de rasoir, des piles, des mouchoirs, des sucreries, des billets de loterie.

J'arrive ainsi sur une grande place entourée de statues de femmes vêtues à la grecque et plantée de nombreuses espèces d’arbres différentes. Clic-clac. Des racines aériennes envahissent et recouvrent tout le bas du bâtiment principal, la bibliothèque municipale. La jungle est tapie sous la ville ! Clic-clac. Sur la margelle d’un grande fontaine ronde, je m’assied un instant pour changer de pellicule photo. 36 poses, ça passe trop vite…

Un groupe de jeunes garçons s’affaire autour de ces caissettes à cirer les chaussures des passants qu’ils portent d’habitude en bandoulière dans leurs maraudes quotidiennes, avec tiroir, couvercle, poignée et petit marchepied. Solide et pratique. Ils échangent des chiffons, du cirage, nettoient leurs brosses et se préparent avant d’aller cirer et frotter toute la journée, à genoux dans la rue.

Un garçon en short et T-shirt rouges, la peau mate, le cheveu noir frisé, se détache du groupe et s’approche de moi. De sa voix d’enfant, légère, il m’interpelle de loin : “- Americano ?” J’annonce la couleur : “- eu sou francês”. Je comprend mal le portugais mais lui parle très bien l’international à touristes, avec force regards, mimiques et grands gestes. En mettant directement sa main sur ma poitrine, il questionne “What’s your name ?”, puis sur la sienne : “é Manuélé. Ma-nu-é-lé !”. Il semble avoir 10 ou 11 ans, visiblement dégourdi et il sait se faire comprendre. On lit dans ses yeux bruns qu’il est gentil, encore d’une certaine innocence.

Il voit mon appareil et me demande de le photographier. Clic-clac. Nous allons nous asseoir sur un banc un peu plus loin, à l’ombre de grands arbres plats et larges, taillés. Je lui parle de mon intérêt pour les églises baroques de la ville et, évidemment, il me suggère vivement de le prendre pour guide, tout cela dans un mélange de langues que nous pratiquons aisément tous les deux.

“- Allez Monsieur, 300 reals et je t’emmène voir toutes les églises de la ville.
- Mais je n’ai pas besoin de toi, je peux y aller tout seul.
- Oui, mais tu ne verras pas tout, tu ne connais pas. Moi, je connais tout ici.
- Oh, si je verrai. J’ai l’œil…”

Il prend un air mystérieux et un poil provocant, craquant :
“- Je peux te faire découvrir des tas de choses surprenantes, tu veux la preuve ?
- Ah oui ?! Comme ça ? Ici ?
- Oui ici.
- Chiche !”

Et là, il pointe son doigt tout droit au-dessus de nous. Je lève la tête et reste stupéfait : sur les branches des arbres qui nous couvrent, je découvre des iguanes, nombreux et de bonne tailles, qui se dorent discrètement au soleil. J’étends mon regard aux autres arbres : ce sont des dizaines d’iguanes qui vivent ainsi accrochés à des branches en pleine ville, des dizaines. L’animal est impressionnant, pas du genre écureuil, et ça fait un peu science-fiction ou film d’angoisse : “Iguaninvaders” ! Je me lève : clic-clac et reclic-clac… Manuelé est ravi de son effet et me voit bien excité à cette surprise.

Il revient à la charge, toujours en anglo-portugais, avec cet accent super modulé des brésiliens, chantant et traînant : “- So-o-o ? You take me commou gouidjo ?” Je cède, forcément. Néanmoins, je lui explique que je suis fauché et ne peux pas lui donner 300 reals. Qu’à cela ne tienne, il négocie alors un repas dans un petit restaurant pour ce soir. Ok, nous nous tapons dans la main, comme on le fait partout sur la planète.

C’est parti pour une visite dans ces fameuses églises et il faut reconnaître que, sans le petit Manuelé, j’aurais loupé la plupart. Car elles sont bien perdues au cœur de chaque quartier, qu’il y en a beaucoup et qu’elles sont parfois fermées. Dans ce cas, Manuelé est allé jusqu’à sonner au presbytère et a demandé au prêtre de bien vouloir m’ouvrir. C’est ainsi que j’ai pu admirer et photographier une douzaine de petites églises et chapelles au chœur surchargé de statuettes, de calvaires, de grottes de Lourdes, de porte-cierges, de stuc et de dorures. La plupart des autels avaient été équipées par la paroisse de néons pour en éclairer les fonds et avancées : ce sont de véritables scènes de théâtre qui se dressent ainsi devant les fidèles à l’office. Manuelé trouvait à chaque fois le bouton pour éclairer le chœur et l’autel. Il me demandait aussi la pièce pour le curé. Il savait tout organiser.

Puis est arrivé le soir, la nuit tombe tôt sous les tropiques. Manuelé se frottait déjà le ventre depuis un bon moment, la faim sans aucun doute, et il ne cessait de se réjouir à la perspective d’un bon repas. Quand est venu l’heure, comme par hasard, nous nous sommes retrouvés pile devant le restaurant dont il avait envie, traditionnel brésilien, bourratif et épicé… Il me demande alors cinq minutes et disparaît dans une ruelle en me faisant promettre de ne pas bouger. Peu après, il revient accompagné d’un autre garçon et d’une petite fille, moins âgés, son frère et sa sœur. L’air sérieux suivi d’un sourire, priant sans implorer, poli, il me met devant le fait accompli. Je réponds d’un sourire et je sens alors un vent de fête qui parcourt les trois enfants, une joie non contenue. Nous avons dîné ensemble dans ce petit resto sombre et bruyant. Ils étaient si petits ces trois-là, si enjoués, si fiers ! Je ne comprenais plus rien de leurs conversations mais le plaisir de Manuelé, l’aîné, était tellement fort… Ce fut aussi ma meilleure soirée à Bahia.

Commentaires (1)

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J'ai eu des larmes en lisant la chute. Tu as rendu 3 enfants heureux ce jour là François, bravo !

Martine Motte
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